Ronny Delrue

Histoire de la folie,

à travers un miroir  

Dieter Roelstraete,

janvier 2005

L’homme à la frontière de l’œuvre de Ronny Delrue

Selon une longue tradition de la littérature et de la pensée sur l’art et le génie artistique, la singularité de l’acte et dudit ‘génie’ créateur est projetée sur le paradigme asymptotique de la psychopathologie. En vertu de cette tradition, il existe un lien causal entre la maladie (mentale) et l’expression artistique de sorte que par définition, tout art est, dans cette optique, un art en marge en ce qu’il s’accomplit hors les limites de la pensée normale, régulière et saine au sens propre comme au sens figuré.

Il appartient à la définition même de l’art – surtout depuis qu’il est devenu ‘moderne’ – de le désigner comme ‘anormal’ et donc, en un certain sens, de l’apparenter à la métaphore de la maladie, de la déchéance psychique , de l’aberration, du dérangement, de la perversion et de la transgression. Cela ne veut pas dire uniquement que l’artiste en tant que type humain se tient plus près des limites de la pathologie (ou ose, lui au moins, s’en approcher) que tout autre type humain – à l’exception dès lors des médecins, qui représentent quant à eux les forces abjectes de la ‘normalisation’. Cela signifie également que dans la folie, la maladie et la déchéance, et plus spécifiquement dans les sphères que nous leur attribuons par voie de fait (l’hôpital, le champ de bataille, le sanatorium, la prison, l’institution psychiatrique, l’infirmerie), l’art est susceptible et en droit d’exister. En d’autres termes, cela signifie que dans le royaume particulier de la pathologie, ‘l’art’ est possible voire probable. De nombreux archétypes héroïques du génie artistique moderne figurent, chacun à leur manière, les affinités de l’art avec la folie et la maladie ainsi que l’intimité de la vie sur la limite – périlleuse certes mais néanmoins garante de génialité. Ces héros ont sans cesse cherché dans le théâtre d’ombre de la folie et de la maladie, l’impulsion créatrice et artistique en tant que moment transcendant ; ils ont intuitivement senti la ‘vérité’ artistique de l’être-malade et de l’être-fou (‘possédé’) ; ce sont notamment le Werther de Goethe, Hölderlin, Baudelaire, Rimbaud, Munch, Van Gogh, Artaud, Modigliani, Schiele… Tous incarnent plus ou moins le rêve fiévreux de l’esprit génial et créateur, prisonnier d’un corps dépérissant et/ou enfermé dans un esprit ‘malade’ – c’est-à-dire anormal, déviant par rapport à la norme – comme si, précisément, d’être enchaîné dans ce corps ou cet esprit permettait, conditionnait même de manière décisive la pulsion créatrice et géniale.

Par le passé, la philosophie a cultivé fréquemment, elle aussi, l’obsession – une disposition d’esprit déjà malsaine en soi ! – de l’idylle morbide du ‘génie dans la bouteille’ au corps miné, efflanqué, érodé par la détérioration intellectuelle et à l’esprit malade. D’ailleurs, l’histoire de la philosophie (moderne) se caractérise en un sens par une méfiance profondément enracinée envers toute ostentation de santé (mentale) ainsi que par une romantisation, voire même parfois une idéalisation, de la maladie ou du malade mental(e) et/ou du tempérament fragile et malade comme condition existentielle de la philosophie en tant que telle.

Nul n’a incarné de façon plus dramatique ce culte du corps ‘fautif’, dévoyé, dégondé, ‘impur’ que le pathétique ‘philosophe au marteau’ (l’appellation ‘philosophe au bassin de lit’ ou ‘aux béquilles’ ou encore ‘au sirop pectoral’ aurait été bien plus appropriée). De manière ironique, dans l’érudite œuvre de sa vie, Friedrich Nietzsche a consacré d’importants chapitres à faire l’éloge du guerrier (bestial) blond aux yeux bleus en tant qu’emblème ultime des vertus ascétiques d’une existence stoïcienne et ‘militaire’ : toute sa vie a été dominée par ses crises de migraine dévastatrices, sa myopie, ses troubles de la défécation, son catarrhe de l’estomac, ses difficultés respiratoires, sa structure osseuse déficiente et elle s’est achevée, comme nous le savons, sans gloire (quoique !) dans les brumes obscures et syphilitiques de la folie. Les fiévreux rêves existentiels de Nietzsche d’une hygiène philosophique, d’un eugénisme mental et d’une gymnastique spartiate éthique et morale étaient-ils nourris par la conscience douloureuse qu’il avait de sa propre défaillance physique ? Prêchait-il une austère philosophie du mens sana in corpore sano pour échapper à son propre sort d’esprit hérétique dans un corps ravagé ? Ou, au contraire, son corps protestait-il précisément contre l’hérésie cryptofasciste de la constitution arienne ? L’histoire de la philosophie aurait-elle été la même trésor de pensées héroïques si Nietzsche avait été doté d’une complexion arienne ? Certainement pas. N’attribuons-nous pas le génie (et ses aberrations) de ce fils d’un pasteur de Naumburg, miraud, poussif, syphilitique, précisément au fait qu’il était miraud, poussif et syphilitique ? Cet écart excentrique dans le tracé déjà assez sinueux de l’histoire des idées modernes a exercé, un sérieux effet, au vingtième siècle, sur toutes les disciplines de l’entreprise philosophique : le trauma nietzschéen consacre une tradition de méfiance philosophique par rapport à tout ce que exsude trop ostensiblement ou propage l’idéologie de la santé ; il perpétue le culte intellectuel de l’esprit délabré dans un corps délabré, un corps défaillant dans tous les sens du terme en ce que, précisément c’est le ‘défaut’ qui crée les conditions les plus propices à l’esprit génial – les conditions que forcent véritablement le génie à transcender les lois physiques du temps et de l’espace pour produire une pensée singulière, supérieure. Les penseurs du vingtième siècle qui éveillent le plus l’imagination – artistique – ont tous connu l’intimité visionnaire de l’expérience (psycho-)pathologique, ont tous approché d’assez près les flammes brûlantes de la folie dans l’espoir de pouvoir participer au delirium du génie. Georges Bataille, qui allait jouer un rôle crucial dans les années trente et quarante dans la redécouverte et la revalorisation des écrits de Friedrich Nietzsche, est devenu au fil du temps le patron intellectuel de ce culte de la folie et de la maladie – par son influence, l’ombre longue de la pathologie allait pénétrer la pensée moderne française jusque dans ses moindres recoins et y foisonner vigoureusement longtemps encore après sa mort. La vie tragique du brillant philosophe marxiste Louis Althusser constitue peut-être l’exemple le plus ‘extrême’, le plus frappant de ce jeu d’ombre à la limite de la folie abyssale et de la dépravation. En 1980, année où la pensée française devint orpheline de Roland Barthes, Jean-Paul Sartre et Jacques Lacan, Althusser plongeait à jamais dans les limbes de l’oubli pathologique : en novembre, un simple massage de la nuque dispensé à sa femme Hélène, avec qui il entretint toute sa vie une relation orageuse, se transforma en une strangulation. Non que l’auteur du crime fût conscient puis-qu’il fut directement déclaré irresponsable quand il alla se livrer à le police. Il passe les dix dernières années de sa vie (jusqu’à sa mort en 1990) dans différentes asiles et institutions psychiatriques. Michel Foucault, le disciple le plus brillant d’Althusser, auteur de Histoire de la folie et perpétuel défenseur des droits de ‘l’autre’ pensée (c’est-à-dire pathologique ou pathologisée) – qui pouvait, lui aussi, se piquer d’avoir connu un long passé de crises de dépressions – est mort des suites du SIDA, affection qu’il contracta dans les dark rooms de la florissante scène homosexuelle de San Francisco, où – l’image de la ciguë socratique n’est jamais très loin – il alla confronter ses dernières théories philosophiques sur l’usage du plaisir et une définition positive du ‘pouvoir’ à la pratique du corps fragile. Gilles Deleuze, connu pour son audacieuse conviction selon laquelle ‘les grands penseurs’ doivent effectivement leur énergie au privilège ‘d’une petite santé’, a préféré le suicide par défenestration au lent calvaire de son affection pulmonaire en phase terminale – tuberculose qu’il partageait notamment avec Roland Barthes (mais aussi avec son grand héros, Spinoza !) Le grand Sartre, cyclopéen depuis l’enfance, termina sa vie dans une lutte titanesque contre des livraisons industrielles de couches-culottes pour incontinents. Martin Heidegger avait la constitution simple et robuste du paysan, le privilège discutable de la maladie mentale ou des souffrances physiques ne lui ayant malheureusement pas été accordé, ce qui explique sans doute son désir profond d’atteindre un état béni de folie : y a-t-il une autre explication à ses faux-pas politiques d’avant-guerre ainsi qu’à son refus d’après-guerre de reconnaître ces faux-pas ou de s’en excuser ?

Le même désir de maladie – ‘que ne suis-je épileptique !’ animait également l’œuvre du poseur hypocondriaque E.M. Cioran, connu pour sa passion des ‘maladies de l’opulence’ du dix-neuvième siècle. Thomas Mann, le plus grand romancier de la culture germanique obsédée par la santé, situe son chef-d’œuvre La Montagne magique dans un lugubre sanatorium à Davos. Or le sanatorium n’est-il pas tout aussi souvent idéalisé comme étant la véritable école de la pensée – notamment par le précité Roland Barthes, dans son autobiographie intellectuelle intitulée Par Roland Barthes – ce à quoi la vie ne pourra jamais prétendre ? Ludwig Wittgenstein était issu d’une éminente lignée de suicidés mélancoliques – la clientèle typique et idéale des romantiques sanatoriums centre-européens – et il a lutté toute sa vie contre les démons d’ une folie qui menaçait perpétuellement sous l’enveloppe d’un prétendu flegme pragmatique. Enfin, Theodor Adorno était un cynique forcément trop soupçonneux et impassible pour pouvoir succomber à cette idylle asses naïve du corps malade. Ce qui ne l’empêcha pas néanmoins de qualifier notre obsession généralisée de la santé (aujourd’hui appelée ‘bien-être’) de tableau clinique omniprésent de la société moderne. Bien qu’il se soit distancié avec une gêne indéniable du culte du morbide duquel se reconnaissait un grand nombre de ses contemporains et pairs intellectuels (à de nombreux égards, Adorno était aussi un produit quintessenciel de la Vienne de la fin de siècle), il ne craignait pas pour autant de dénoncer le retour du culte de la santé – songeons surtout au culte de l’hygiène et à l’eugénisme qui ont tellement imprégné la culture allemande des années trente et quarante – en des termes aussi acerbes voire morbides que ceux ‘d’aberration idéologique’. En un certain sens, il se range lui aussi, par son acrimonie devenue philosophie, dans la tradition romantique de l’eschatologie pathologique, à savoir, littéralement, la ‘science de la révélation par la maladie’. S’agissant de l’esprit sain dans un corps sain, qui, dans une société malade comme la nôtre, ne peut par définition qu’être une fabrication mensongère, n’est-il pas éloquent que ce soit précisément un système politique pathologique tel que le fascisme ou le national-socialisme qui a sacralisé avec tant de ferveur le corps sain et diabolisé par la même occasion le corps et/ou l’esprit malade ? Le mésestimait-il à ce point ou en attendait-il tellement plus ? A l’inverse, il exigeait de la pathologie en tant que telle – dans un style nietzschéen authentique – qu’elle raconte précisément ‘la vérité’ ou à tout le moins qu’elle fit la lumière sur cette société si convaincue de sa propre ‘santé’ (et pourtant si dégénérée de part en part). Et le creuset par excellent de cette condition pathologique ‘eschatologique’, révélatrice de vérité, ne pouvait, aux veux d’Adorno qu’être l’art, le génie artistique, l’œuvre artistique : l’œuvre artistique en tant que symptôme par excellence, et l’art en tant que syndrome, antidote et tableau clinique. C’est à travers l’œuvre d’art que nous découvrons la vérité sur un monde en chute libre. Il ne reste à une société dépérissante qui ne peut on ne veut voir sa propre condition terminale et persiste à se dire ‘saine’ et normale malgré les innombrables preuves et évidences contraires, il ne lui reste plus qu’à stigmatiser l’art – la forme de transgression symboliquement la plus éloquente que peuvent encore tolérer les ‘normes’ et ‘valeurs’ ambiantes – comme ‘dénaturation’ (la maladie, la mort, la dépravation, la démence). Or, c’est précisément dans ces stigmas, dans ce pseudonyme de l’abject et du morbide que se tapit la force de l’art en tant que négation, objurgation et système de vérité. Telle est, en un mot, la dialectique négative d’Adorno pensée en termes médicaux.

C’est de la plaie béante du manque, du défaut, de l’échec et de la mort – de la bouche du fou, du malade et de l’enfant – et des nombreux orifices du corps malade, pourrions-nous ajouter – que la sagesse populaire tient ses vérités proverbiales et dans la mesure où il incombe surtout à l’art de découvrir, de constater et d’annoncer ces vérités – ces suspectes et impopulaires vérités, ces vérités volontaires et involontaires, ces vérités ‘malades’ et ‘démentes’, cette sagesse populaire s’en remet d’ailleurs toujours avec beaucoup d’enthousiasme à la folie, la mort et la dépravation et elle ne manque jamais de se poster aux portes et le long des avenues tortueuses qui mènent à l’asile, à l’hôpital, au sanatorium, au funérarium. L’art (moderne et contemporain) sait toujours, à l’instar de la philosophie (moderne et contemporaine), trouver la voie du ténébreux royaume de la folie, de la maladie et de la mort – concrètement : il retrouve toujours les portes des différentes appareils institutionnels qui ‘se chargent’ de ces domaines que sont la clinique, la psychiatrie, la morgue. Car l’art peut s’y retrouver véritablement et solidairement en terrain connu, familier. La clinique, le cimetière, le sanatorium et la maison des fous se trouvent tous aux marges et en marge d’un système sociétal qui ne jure que par le ‘sain’, le ‘normal’, ‘l’énergétique dynamique’ et le ‘rationnel’ et qui, de ce fait même, écarte toujours avec autant de franchise l’art vers ses confins, ses marges – le ‘marginalise’ de manière systématique. Les transgressions symboliques de l’art, qui doivent s’accomplir par pure nécessité dans la pénombre d’une vie sociale invisible, sont des métaphores prêtes à l’emploi des transgressions de la maladie, de la démence et de la mort que cette société craint tellement qu’elle les tient le plus possible à l’écart. C’est pourquoi l’art et la démence sont en un sens des parcelles contiguës : des terres ombragées de l’esprit humain, ceintes de demi-tabous et de toutes sortes de déontologies.

C’est entre autres pour cette raison que nous pourrions qualifier l’exposition de l’œuvre de Ronny Delrue à l’Institut Guislain de Gand comme étant une forme symbolique de retour chez soi. Après de nombreuses pérégrinations dans les musées, les instituts, les ateliers et les galeries, il et un motif thématique important dans l’œuvre de Delrue – un amalgame de thèmes tels que l’oubli et le souvenir, la conscience et l’égarement, l’hypocondrie et la mélancolie – qui revient enfin ‘chez soi’ : dans un complexe de bâtiments qui, historiquement, s’est toujours tenu aux ‘confins’ du monde et s’est toujours consacré à la ‘guérison’ de l’oubli, de l’égarement, de l’hypocondrie ou de la mélancolie (ou qui, inversement, a toujours dû protéger la société de son évolution jugée malsaine) : la ‘maison des fous’.

Dans diverses réflexions que l’auteur du présent article a consacrées par le passé à l’œuvre de Ronny Delrue, retentissaient déjà les lointains échos d’Edvard Munch et de Francis Bacon – deux titans qui ont, chacun à leur tour et à leur manière, contribué de manière monumentale à l’iconographie moderne de la folie et dont l’œuvre aurait tout aussi bien pu se trouver ‘ chez soi’ à l’Institut Guislain. [Il serait intéressant d’effectuer une recherche sur l’origine des œuvres d’art qui ornent les couvertures de tant d’ouvrages sur la psychiatrie, les maladies mentales, la schizophrénie et la folie : dans quelle mesure des artistes tels que Munch, qui fit par ailleurs un portrait visionnaire du philosophe Nietzsche abondamment précité, et Bacon, n’auraient-il pas fait les annales de cette remarquable bibliographie ? Plus et plus souvent qu’un Magritte, Dali, de Chirico ou Klee ?] Le Cri est devenu pour ainsi dire le ‘logo’ du flot tragique de folie, d’aliénation et d’égarement dans lequel la modernité a plongé le sujet humain. Ce n’est pas un hasard si Munch a peint son chef-d’œuvre à une époque où un certain Sigmund Freud sciait les pattes à la conscience humaine et dressait la carte du champ de mines de nos pulsions, de nos angoisses et de nos désirs inattendus, insoupçonnés, inconscients ou subconscients. Les torsions et pauses de Bacon évoquent à maints égards les marionnettes de ce cri primal. C’est véritablement une escorte somptueuse que Ronny Delrue entraîne dans les profondeurs abyssales et les geôles labyrinthiques de la vie de l’âme et de l’esprit et, d’un point de vue formel, nous reconnaissons ça et là les traces de leur passage spectral à travers la langue visuelle de Delrue – ainsi que, peut-être, le chuchotement d’un Beckett en bruit de fond à peine perceptible…

Mais au-delà de ces plissements à la surface de la langue formelle, importent plus encore les motifs thématiques – trouble, atteinte, réparation et même détérioration, la matière brute dans laquelle Delrue coupe de grands pans de son univers artistique de même que la raison fondamentale pour laquelle son œuvre a parcouru avec autant de pertinence le chemin sinueux jusqu’à un lieu tel que cette institution psychiatrique. Dans ses expositions précédentes, comme la bien nommée I Try to Remember Myself[1], l’obsession thématique de Delrue pour les états de conscience et les machinations de l’esprit humain contrôlant l’équilibre précaire entre l’oubli et le souvenir, entre la conscience, la folie (maladie mentale, psychopathologie) et l’égarement, jouait déjà un rôle explicite. Dans ces ‘recherches’ la peinture figurait comme exercice d’équilibre métaphorique entre cet oubli et ce ressouvenir, entre cette veille et ce sommeil de l’esprit, comme une archéologie de la vie intérieure, comme une sentinelle postée à la frontière précaire entre le mens sana et ce qui s’en éloigne de près ou de loin – et comme une tentative de révéler la magie et l’échec de la mémoire, ce bastion merveilleux de ce que nous appelons la ‘santé mentale’, et de ‘matérialiser’ le ressouvenir. En tant ‘qu’archéologue de la vie intérieure’, c’est précisément dans les modalités secondaires de la condition humaine, déterminées par la folie, l’égarement, l’aliénation et l’oubli que Delrue trouve le trésor de l’art : c’est dans les zones l’ombre proliférantes, difficilement pénétrables de l’esprit humain que l’artiste trouve le sérum de vérité pour ses pratiques et stratégies artistiques, c’est en écoutant toutes les langues déliées qu’il dessine la vérité de son art pictural. Et, enfin, c’est dans les zones l’ombre de l’esprit humain, au plus profond de l’abîme de la conscience, sur la corde tendue entre le chiaro allégorique (la ‘stabilité mentale’) et l’oscuro (la ‘folie’) que Ronny Delrue trouve la maxime formelle qui doit façonner réellement cette archéologie, qu’il retrouve la logique de composition qui traverse quelques-unes de ses œuvres les plus puissantes. Le clair-obscur, exercice d’équilibre suprême entre le noir, le gris et le blanc, et les figurations inspirées de Munch reflètent formellement la dialectique de la folie et du savoir, du comportement limite et de la vie bien centrée. Citons pour exemple 2003, III, 1 , la plus grande toile de l’exposition précédente, I Try to Remenber Myself, qui occupe à nouveau une place centrale au Musée Guislain : l’œuvre ressemble à une surface noire et désolée, digne d’Ad Reinhardt, recelant la silhouette faiblement esquissée, à peine visible d’une figure ‘familière’ de Delrue (le ‘Myself’ du titre de l’exposition ?). Toutefois, le ‘punctum’ véritable, le point iconiquement névralgique dans le champ magnétique qui soutient cette peinture de paysage allégorique et qui frappe d’emblée, se trouve dans le coin inférieur droit de la toile, d’où apparaît une pâle lueur lumineuse. Une fois que nous avons plongé notre regard dans la faible lumière de cette ‘tache’ ou ‘zone’ – ressemblante à la pâle réflexion d’une source de lumière naturelle dans un sombre bourbier – nous ne pouvons plus regarder plus près et avant d’en avoir conscience, tout se passe comme si cette pâle lueur d’abord insignifiante ‘éclairait’ toute la toile et propageait notre attention visuelle depuis cette source de lumière sur toute la toile. Ce petit chef-d’œuvre de composition est le résultat d’un de ces délicats exercices d’équilibre entre le trop plein et le trop vide, le clair et l’obscur, le savoir, l’oubli et le souvenir, la ‘perspective’ et l’impasse : juste avant que la peinture ne s’embourbe irrémédiablement, le sédiment de la mnémonique jette un drapé opaque de noir monochrome sur le ‘paysage’, un unique rayon de lumière traverse la toile foisonnante comme s’il s’agissait d’un souvenir soudain ou d’une intuition. Ce qui au sens figuré pourrait être pris comme un légendaire soupçon d’espoir, ébranle notre perception initiale de ces œuvres comme une lugubre errance dans l’antre de l’Enfer et du Moi. Même au fond de la plus profonde fosse de notre psyché, dans la nuit de la folie, loin du souvenir enfoui dans les couches superposées, la promesse de l’illumination – ‘trying to remenber ourselves’ – demeure entière. (Dans le contexte du discours psychologisant utilisé ici, nous pourrions remplacer la notion de « punctum’ propre à Barthes, étroitement associée à l’histoire de la photographie, par le ‘trauma’ un concept qui trouve son origine dans la Grèce antique et renvoie à la notion d’ ‘impact’, de ‘cratère’, de ‘lésion’ – toutes les métaphores qui pourraient contribuer à éclairer et illustrer la logique picturale des récentes peintures de Delrue, couvertes à foison de griffures et d’éraflures…).

Et que penser de la franche fascination de Delrue pour l’orageux paysage intérieur des ‘têtes dérangées’ qui appartiennent aux patients psychiatriques, psychotiques, maniaco-dépressifs, leptosomes, et schizophrènes, aux ‘esprits lénifiés’ qui se nomment Alain, Hugo, Isabelle, Karel, Veerle, et Wim par exemple, avec qui Ronny Delrue a collaboré par la passé ? Ce n’est pas un hasard si l’apprentissage issu de cette collaboration a nourri qualitativement et prodigieusement la relation que cultive Delrue depuis des années avec la plus sacrée de toutes les traditions picturales, celle du portrait : qui se confronte au portrait se confronte à la tête, au visage en tant que porteur symbolique de l’identité et de la conscience (de soi). Mais le portraitiste se confronte aussi inévitablement à ce qui se passe dans la tête du visage ainsi tracé – juste sous la surface où règne encore la raison de toute sa vigilance, ou plus profondément dans les plis du Soi où sommeillent les vieux démons et où gouvernent des forces naturelles à peine maîtrisables. Des notions telles que ‘identité’ ou ‘conscience (de soi) ‘n’y sont pas toujours clairement circonscrites voire simplement définies en des termes reconnaissables. Le portrait d’une tête – n’est-ce pas par définition une tautologie ? – est toujours le portrait de ce qui se passe dans cette tête, l’esquisse d’une vie – d’une vie de l’esprit, une peinture de paysage de la jungle des pensées, hallucinations, illusions, souvenirs et autres traumatismes : la jungle à la lisière légendaire de la culture où l’art aussi a de tout temps foisonné. Le portrait, même abstrait, rudimentaire et schématique demeure le champ magnétique central et générique de la pratique artistique de Delrue et, plus ses portraits deviennent abstraits, rudimentaires et schématiques, plus l’artiste descend dans les tréfonds de ce qui se passe dans la tête, dans les fosses apparemment abyssales de ses histoires personnelles – histoires qui, par définition, sont plus intéressantes quand elles proviennent de la tête abîmée, égarée d’un homme sur la tranche entre la maladie et la sante, la raison et la déraison, que lorsqu’elles viennent du cerveau transparent, mécanisé d’un Elckerlyc[2] domestiqué. Se pose dès lors la question inévitable : ne sommes-nous pas tous, dans une plus ou moins grande mesure, les prisonniers du chaos de notre propre tête et de notre propre monde de pensées – cet être sur la limité ? Chaque portrait de la folie ne laisse-t-il pas entrevoir le Soi démesuré – et inversement ?

A l’instar de tant de courants philosophiques modernes et contemporains, l’art de Ronny Delrue sait se frayer un chemin à travers le ténébreux royaume de la démence, de la folie et de la précarité. En termes concrets, il sait ouvrir les portes des divers appareils institutionnels qui ‘se chargent ‘ de ces domaines tels que la clinique, la psychiatrie, le funérarium. La raison en est que cet art se sent chez lui dans cette sphère, peut y trouver une parenté, une leçon, une ouverture de son champ de vision et il peut aussi s’y frotter à la pierre de touche de la ‘vie sur la limite’ (entre la folie et la raison, la sociabilité et l’isolement de chaque individu) où l’art est relégué par définition. Ceci honore l’artiste car cela signifie que son art cherche le type de vérités que notre société préfère taire ou écarter (marginaliser). Or, il y a toujours plus à apprendre (et à vivre) en marge et sur la limite que ne veut ou ne peut même l’admettre cette société obsédée de tout ce qui exsude la santé, ne dépasse pas le lignes ni les bords, suit bravement le bon chemin, ne se dévoie jamais de la raison pratique.

Dans l’œuvre de Ronny Delrue, nous voyons l’art et la folie à nouveau réunis, comme les sphères d’une sorte de vérité que le royaume de la norme craint avec effroi, sans pouvoir exorciser cette peur – la peur de l’art, la peur de ce que la démence, dans ses moments rares mais si précieux de lucidité ‘apocalyptique’ et littéralement dévoilante, peut révéler de la soi-disant raison.

Le sommeil de l’art produit aussi des monstres…

[1] J’essaie de me rappeler à mon souvenir, n.d.t.

[2] Elckerlyc, moralité du XVe siècle par Petrus Van Diest, adaptée en français par Herman Teirlinck en 1955, n.d.t.

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